mercredi 7 mai 2014

Kallima, dans la tempête

Mercredi 7 Mai

Seconde dépression. Comme prévu, nous ne pouvions l'éviter, elle a grossi sur nous. J'avais un peu de mal à y croire la veille, mais cette fois ci Mr Grib a vu juste (comme assez souvent en fait). Reprenons le fil de événements. Hier, plutôt beau temps, mais ... Mais, mer vraiment grosse. Vous allez dire que j'exagère, mais non, je n'avais jamais vu une mer si grosse dans le vent que nous avions. Disons 20 nœuds hier matin, et la mer ... Ensuite le vent tombe, intenable avec cette mer, j'affale tout, les voiles battent trop, moteur, lentement. Je ne suis pas pressé, en effet si Mr Grib a raison, devant nous une petite dépression, si je vais trop vite je me colle dedans, pas trop vite ... Ça a marché, nous sommes passé un poil Sud, toujours dans du portant et nous avons évité la zone la plus chaude. Bon, c'est vrai c'était pas la super tempête, mais ... À peine au sud du centre, à quelques milles, 2, 3, 4 ? Une barrière noire, noire d'encre, le vent qui enfle ... La mer qui blanchit. Ouf ce n'est pas une dépression orageuse, donc pas de foudre et de super rafales, mais quand même ça occupe, et tant que ce n'est pas passé, pour ceux qui l'on vécu, et bien tant que ce n'est pas passé on se demande quand même jusqu'où ça va aller ... Disons que c'est resté maniable, Kallima toujours debout ... Et à fond, à peine passé le centre de la dépression, dilemme, devant nous la dépression donne un grand coup de balai, si on va tout droit, le mur, plus de vent. Il faut cravacher, suivre la dépression au plus près, remonter et au nord, négocier le virage avant la prochaine dépression, se placer en fait juste derrière. Du coup, vavavoum, grand voile haute, génois lourd, toujours pas de léger, et le vent revient après le calme (relatif) du centre de la dépression. J'ai joué, un peu, autant que mes artères le permettent, au taquet à la barre, les voiles en ciseaux, après un bon repas préparé par Romain, je n'oublie pas, cela m'avait donné du baume au cœur, mais bon ... 26/27 nœuds grand voile haute, faut aussi que je dorme un peu, d'autant plus que la blague dure depuis assez (très) tôt ce matin. Toujours du vent, 28/30 nœuds, je suis passé sous génois lourd seul, je reprend une météo. Nous faisons un cap au 70, plus nord que la route pour, donc essayer de rester dans ce flux d'Ouest et puis, Ben si ça raté, tant pis, on attendra ... Englué dans les calmes de l'anticyclone des Açores ... Bon du coup, on en profitera peut être un peu. Pour l'instant, c'est quand même musclée comme traversée ... Et la pauvre Zoé, la marmotte, en mode hibernation, elle n'a vu de la tempête ... Que ce que je raconte dans le blog ... Dommage non. La mer qui blanchit, le ciel qui noircit, les vagues ... Hautes comme des barres d'immeubles (Le Corbusier ?), ça poudroie, ça foudroit ? Quand est ce que ça se calme, le moment d'angoisse ... Et puis une tortue ce matin, raté. Car c'est vrai à part ces moments de ... Galère, on peu le dire, pas grand chose à part les vagues. Des argonautes, de gros argonautes modèle King size, à l'américaine ... Quelques dauphins en début d'après midi, qui sont passés sans nous regarder ... Le désert ... Juste des vagues et du vent. Mais je suis méchant avec Zoé, mais non, j'aimerai qu'elle arrive à en profiter vraiment ... Les p'tits jeunes je les connais, sans parler de mes enfants qui ont traversé avec moi, je le sais bien, le sommeil ... c'est pas facile à vaincre et Zoé, en douce ... Loucde comme is disent nous à préparer un petit texte, petit ... Pas vraiment mais je ne résiste pas au plaisir de vous en livrer l'intégralité. Un texte à la manière de ... Je l'ai vu plongée dans la lecture de l'Oulipo, un recueil "c'est un métier d'homme", autoportrait d'hommes et de femmes au repos. Du coup, ça va faire un post un peu long, tant pis, vous n'avez qu'à le lire en plusieurs fois ...

"Le non autoportrait du convoyeur"

Son métier consiste à livrer des bateaux d'un point À à un point B. À les livrer le plus soigneusement possible.
C'est un métier d'homme.
D'abord parce que lorsqu'il est sur un bateau, l'homme a envie de le livrer, ensuite parce que lorsqu'il y a plusieurs hommes sur un bateau, ils veulent tous livrer plus soigneusement les uns que les autres.
Un métier marin.
Il est convoyeur.
Il y a eu Moitessier, il y a eu les Polonais, et maintenant il y a Christophe.
Il sera cette année du Cap Vert à Canet, de Miami à la Rochelle, et à peine de retour sur terre il sera à nouveau sur les flots.
C'est le capitaine le plus équilibre de la flotte, le plus calme et le plus concentré, et son travail consiste à garder le cap.
Tous les grands convoyeurs gardent un cap.
Convoyer plus soigneusement c'est d'abord convoyer autrement, de façon à semer l'inquiétude et le doute.
Faire peur. Convoyer de telle manière que les autres soient persuadés que vous allez dessalé, jusqu'a ce qu'une génération entière convoie comme vous.
Dans une vie de convoyeur on ne peut inventer qu'une seule manière géniale de garder le cap, et une seule.
Les polonais sont arrivés sur le marché avec la réputation de "cheap Polak (ta, pour la blague)" et deux dépressions plus tard les cinquante top-convoyeurs convoyaient comme eux.
Maintenant, il y a Christophe.
Être un grand convoyeur est un état qui exige un don absolu de soi-même et une concentration totale. Il convoie à temps plein. Il vit avec une drisse de 50m enturbannée sur la tête pour mieux convoyer. Il sourit aux gardes côtes et aux brokers parce qu'il sait qu'ils l'aident à mieux convoyer. Il casse la tête à son AIS qui est nul parce qu'il sait que ça l'aidera à mieux convoyer.
Prenez deux capitaines à égalité d'expérience et de matériel, sur le même océan, mettez les à côté l'un de l'autre, et c'est toujours Christophe qui convoie le plus soigneusement.
Prendre le 3ème ris, celui que l'on prend avec des jambes de plomb, il le fait à chaque crise de nerf d'Eole. Il sait tous les océans au centimètre près et, à 30nds apparent, il les voit passer au ralenti.
Il se prépare aussi pour ces mers molles et indécises que les hasards d'attribution de Catana lui impose. Les mers clapoteuses qui permettent à deux Lagoons de gagner l'Arc.
Tout compte dans sa carrière.
Un jour, l'essentiel devient la tranche de citron dans le gin tonic.
Vous avez réglé l'angle au vent au degrés près, vous avec empanné 14 fois le génois, vous vous êtes mis en colère et vous avez perdu 400 nm au milieu de l'Atlantique, parce qu'à l'heure de l'apéro vous vous êtes demandé si la tranche de citron était assez épaisse ou non.
Quand il dort, il convoie, quand il mange, il convoie. Il dessine ses trajectoires, il détortille les bouts. Son foie et son humour sont intraitables, il porte sans cesse la marque du Bob et des lunettes de soleil.
Lorsque le vent passe du près au portant, il libère des tonnes de travail. Après, il reste un convoyeur sur le pont, qui n'a plus ni yeux, ni tête, ni jambes et qui convoie pour arriver au point B plus soigneusement que les autres hommes.
C'est la règle.
Et puis il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos du convoyeur.
Vous avez franchi le Gulf Stream au près serré, vous tirez des bords au large des Bermudes et vous faites cette minuscule erreur de trajectoire, cette petite faute stupide (qui n'est pas d'inattention puisque les convoyeurs ignorent l'inattention) qui vous tire quelques miles nautiques en dehors de la ligne idéale.
Et là, c'est le vrai repos, le repos immense. Vous avez déjà perdu un génois léger, puis très vite la grande voile et le cap.
Plus rien n'a d'importance, vous n'êtes plus convoyeur, vos muscles se relâchent, votre esprit se libère vous savez que vous allez devoir ramer.

D'après "Autoportrait du descendeur" de Paul Fournel.

Signé, Z, a.k.a la marmotte.

Et Ben mince je ne l'avais pas lu avant ... À mon avis elle a un peu comploté avec Romain et si je ne censure pas je ne laisserai pas passer une petite erreur ... 400 milles à cause d'une tranche de citron ... Même pas un quart de milles "j'me rend pas compte des distances" m'avoue t'elle. Pour le reste, ... Finalement, elle ne fait pas que dormir ... Et puis il faut bien l'avouer, même pas peur la Zoé, dans ces conditions j'en ai connu plus d'un(e) qui, pour le moins n'aurait pas pris le temps d'écrire ne serai ce que ... Maman ... Ah et au fait, une nouvelle tortue, ce coup ci elle l'a vue. Je vous dit à bientôt et tout le monde embrasse tout le monde ... Très fort

Kallima, le 7/5 à 19h30 TU : 36°51.69 N 53°51.70 W à 1 200 NM de Horta

PS : un petit PS technique pour Brigitte et Serge si ils sont venus à bout de ce long post, et la réponse n'est pas urgente : avez vous repris le gréement de temps en temps ? Quand on joue, ça "branle" un peu sous le vent. Juste pour savoir. À bientôt et ... Comment va le "new" Kallima ?